mercredi 27 décembre 2006

Marie

« La ligne droite est un exemple spécial et banal d’une courbe. »
Albert Einstein, Léopold Infeld – L’évolution des idées en physique



Matinée de juin : il pleut, il traverse. La circulation place de l’Opéra heurte ses pas. Elle l’attend, de l’autre coté de la rue et lui sourit, deux trois mots, il l’invite.
- … Un café ?
- Pourquoi pas.
Et elle répond à son sourire, minaude ses cheveux châtains, blonde légère. Les yeux clairs, soumis à la lumière, vive et accueillante, elle possède ce reste de charme qui pénètre comme par mégarde le cœur, libre et réservée. Femme, elle habite sa féminité plus que tout autre, désirable à saisir caresser, à embrasser, à désirer.
Quelques jours auparavant, ils n’existaient pas l’un pour l’autre, à peine une première rencontre hasardée, inutile. Une rue, un regard qui s’accroche, se reconnaît, puis qui s’attire, se teste, se fuit, espère et se rapproche enfin, résiste. Et s’abandonne. Les yeux n’engagent pas le corps, à peine le cœur. Il bat, un peu plus vite, incertain il s’achemine au hasard d’une deuxième rencontre, une courtoisie, vers le désir.

- … Café ?
Elle accepte, ils parlent. Les mots n’ont que peu d’importance : l’intonation, le souffle des regards volés où perce l’âme, un pas, un recul, la danse des incertitudes…
Elle lui semble fragile, ouverte au moindre sourire, un peu attentif, un peu désir, un peu doux. Elle ne l’écoute pas, le regarde, anticipe ses gestes. Il parle, ne pense pas, observe les rides de son visage, sincère.
Il ose, timide, elle accepte.
- … A samedi soir, donc.


L’appartement est grand, vaste, une seule pièce, bleue claire, blanche, une cuisine américaine, des charpentes, mansardes parisiennes, et derrière les paravents, un lit. Peu de meubles, trop de bibelots, un lion en cristal, un éléphant en bois, un cendrier… Tout cela l’encombre joliment. Des lithographies pendent comme une fierté. Cette pièce inspire un sentiment d’inachevé. Un tableau abstrait règne sur le désordre, des succédanés de vie, les vêtements, les livres, le maquillage, des sacs de toutes tailles, les stéréotypes de femme.
Elle sort de la salle de bain, les cheveux encore tièdes, en batailles, une épaisse serviette éponge l’entoure. Elle s’avance jusqu’à la psyché, et son drap de bain dévale le long de son corps, tombant sur le parquet ciré, il ne fait pas plus de bruit qu’une écorce d’orange sur un tapis. Un fil, une pluie fluette, des gouttes d’amertume explorent les restes de son corps. Ses petits seins se gonflent, bravaches, se tendent par ses épaules nacrées, sa blancheur s’éternise dans ses bras, ses mains, ses doigts qui tapotent son petit ventre rond de la trentaine. Les hanches fines, denses, riches, accèdent par la voie étroite de ses os, au charme, à un minuscule grain de beauté noir sur le haut de sa cuisse gauche, comme une intime séduction, à l’intérieur, caché, insoumis à la lingerie, à la pudeur, trop ultime révérence au plaisir, trop tôt.
Je vieillis, fébrilement murmura-t-elle.


« … Un jour, alors que je visitais le musée de la ville de Venise avec ses grands globes terrestres en bois ronds, ses livres anciens et ses bibliothèques interminables comme des mondes à la Borges, comme des univers en eux-mêmes, je gravis sans m’en rendre compte deux ou trois étages. Je passais ainsi d’un musée à l’autre, de la ville à la peinture, pour quelques lires supplémentaires payées par inadvertance à l’entrée.
Les salles étaient en réfection, et les tableaux se trouvaient rassemblés en désordre dans quelques pièces annexes. C’est là que je vis la plus belle des femmes, une Madone. Si belle, certes, mais une beauté paradoxale. Son visage était ovale et fin, lumineux, avec pourtant cette noirceur qui attire le cœur, le soleil et la lune s’unissant, charnelle comme une sainte, belle, purement charnel comme une catin, l’art unis dans une même dévotion à l’Homme, à la chair, au sacré… Je le vis tombé amoureux, mon amour, mon amant, mon mari, peu à peu, d’une image, d’un idéal, sans moi. C’est une chose terrible que de voir les yeux de l’autre vous abandonner, au-delà, où vous ne serez jamais… »


Il y a quelques mois déjà qu’elle a adoucit la lumière de la salle de bains. Elle se maquille, se cache dans l’espoir d’être découverte, ses yeux se renforcent, un peu de bleu, un peu de rouge, paupières, pommettes, lèvres… Pétillante, pinpante, elle s’ennuie.
Le choix d’un vêtement est toujours cornélien, il impose la discrétion et le plaisir, l’agréable pour soi, pour l’autre, que l’on connaît si peu. On veut se répandre et garder sa liberté, être désiré, être prise, et tenir à distance, donner et recevoir l’envie des yeux, tout, cela dans un même élan de reconnaissance, émouvoir, conquérir, un seul un instant de bonheur quand il la regardera. Etre belle dans les yeux, tout simplement.


Elle soupire, « soyons simple » se dit-elle.
Elle étale ses affaires sur le lit comme on se prépare à la guerre, dispose ses armes comme autant de stratégies. Réfléchie, envisage, renonce et recommence encore, quelques fois. Nue, elle s’observe se vêtir, avec précaution, religion, et délicatement, son soutien-gorge, sa culotte, sa jupe et son chemisier, son pull, ses chaussures, glissent sur elle, raclent sa peau,
Elle s’encourage, une fois de plus, à haute voix. « Tu es belle comme un cœur… » Une moue : une femme qui se complimente sans écho. Sa main glisse dans l’air, le vide, et froisse une écharpe de laine, comme çà, en passant. Ca la rassurent, la préservent de l’incertitude,.

Elle l’attend, la tête pleine des mots qu’elle aurait pu dire. Il sonne. Un regard suffit pour comprendre qu’elle lui plut.
- … un verre ?
Il accepte, mais ils ne tardent pas – « le temps est si beau… On peut se promener… Nous sommes en avance, on peut se promener, un peu… »


Ils marchent, se parlent entre les silences inexorables, banales et badines conversations, rient, et s’ennuient aussi, parfois. Ils forcent leur attention comme pour mieux croire dans leur rencontre, au soleil, à la pluie, au destin, qui peu à peu s’enlise en cette fin de journée. Les mains à l’abandon, seules, sans l’autre, ils parlent de vins, de livres et de souvenirs de vins. Cerise, framboise… d’armoiries, de vignes, de mise en abîme. Nonchalance, ils espèrent se découvrir, conforter l’espoir : il ne pleut pas, et le ciel se noie peu à peu dans les Tuileries. Un photographe, un mariage, une mariée… «C’est toujours heureux, un mariage… » dit-il, « et la mariée toujours belle … » Elle acquiesce, une remarque : « Moi aussi, j’ai été la star d’un jour, mais la pensé continue, la voix s’arrête, sans qu’il insiste, pudeur inattentive… La reine du bal, d’un jour, la plus belle des femmes, la plus heureuse des femmes, le plus beau des corps prés à se dévoiler. Candide, j’ai aimé. Heureuse, j’ai perdu. Absolue, j’ai renoncé. Moi aussi, j’ai dis oui. A tout. A la vanité d’aimer, d’être nu, à l’oubli des choses, l’oublie des corps, à l’accord des êtres, au respect dans le viol des corps… j’ai accepté en moi, l’autre, au-delà des rêves et de l’éternité, dans l’absolu, j’ai touché l’amour comme la lumière, l’espoir comme la perte… J’ai abandonné l’absolu pour le quotidien, pour l’apprentissage de la vie, où la soif s’éparpille semblable à soi, si éloigné de nous, de nos espoirs… nous, on se trompe de vie, d’amour… Je me suis trompée d’amour, et de vie. Comme si la fin des espérances était le début d’une respiration tant recherchée, il reste un peu plus loin, l’amour comme formulaire administratif, l’effacement de soi derrière le charme qui s’ennuie… Il ne me restait plus que la rupture, un acte à accomplir, comme une certitude déjà expulsée, une survie. »
« Moi aussi j’ai aimé. Le lendemain, moi aussi, j’ai pleuré. »

Il la précède ; galamment, il entre le premier. C’est un restaurant grec, sombre, intime juste ce qu’il faut. Au menu : sourires et feuilles de vigne. Plus verbe qu’adjectif, il domine le chemin. Elle se laisse guider comme en amour, ouverte à l’amour, le cœur disponible.
Elle parle, la voix enfantine, l’esprit adulte, le sentiment noble, délicat, apprêtée. Il l’écoute, examine déjà les émotions, le plaisir à venir, les lunettes allongées, discrètes, presque inexistantes, qui pourtant la cachent, le rituel des mains, qui se tordent, celui des yeux, tout emplit de sincérité théâtrale – il veut… Elle accepte. Dans la compréhension des cœurs, elle parle. Les regards seuls mènent aux prémices des choses. Au fil de la soirée leur respiration s’unit peu à peu, dans un même pétale de vie.
Enfin, ils espéraient.


La nuit de printemps tombe doucement dans le restaurant. Viennent alors les gestes plus précis, les regards plus attentifs, la confidence de l’enfance, la première souvent. Elle demande si peu. Si intime, si éloignée, c’est la première ébauche de pudeur, inconséquente.
C’est elle qui commença, un peu avant la fin du repas.

« Un jour, petite, j’ai vu le Père Noël, en juillet.
« Il faisait chaud, et le soleil avait autant de mal que moi à dormir. Il m’apparut dans l’entrebâillement des volets. Il entrait par le bacon. Il était tout rond, tout rouge. Il m’appela, doucement. Je répondis, mais il fit signe de me taire, un doigt sur les lèvres, comme çà… Chut… Chut…
« J’ai cru que c’était pour moi, une visite spéciale pour un jouet spécial, un jour rien que pour moi. Mais non, il entra simplement dans ma chambre. Même si je ne dormais pas, il s’avança lentement comme pour ne pas me réveiller. Il s’assit sur le rebord du lit, et resta là, muet, à me regarder, à me sourire, à me caresser les cheveux.
« J’avais cinq ans, et cette nuit là, j’apprit le silence. Il souriait, c’est tout. Rien de particulier, sans cadeaux, sans paroles. Peut-être était-ce le silence, mon cadeau. Je ne sais pas. Je me suis endormie, lui à mes cotés. Je n’ai jamais si bien dormi de ma vie. Je me souviens avoir fermé les yeux, et les avoir rouvert au matin. J’ai dormi comme on cligne des yeux – sans rêves, sans réfléchir, sans m’en apercevoir.
« Aujourd’hui encore, adulte, cartésienne et tout et tout, je n’imagine pas un instant que ce fut une illusion. Pour moi, c’est un souvenir d’enfance, un vrai, un précieux souvenir d’enfance, qui existe, tout simplement
« C’est pour çà que je crois au Père Noël. Seulement, je sais qu’il ne vient pas en décembre, mais en été, dans la première semaine de juillet, pour les enfants sages, pour leur apprendre le silence, à jouir du moment d’une présence… »

Echange standard, il enchaîna le sien, un peu avant le café, un amour enfantin.

« Moi, je n’ai pas vraiment de souvenirs de mon enfance. Elle est sans doute trop banale à mes yeux pour qu’elle force ma mémoire. Peut-être le souvenir d’un sentiment plus que d’un fait, une émotion plus qu’une histoire…
« Je me souviens d’une lumière d’été, un soleil d’après-midi écrasant, l’ombre sous les feuilles… Je me souviens de l’ombre sous les feuilles qui nous frôle, tremble sur notre peau… Je suis allongé dans un immense transat, ma copine de vacances dansant autour de moi, parmi les herbes brûlées. J’entends nos rires… Elle mime nos histoires de princes et de fées…
« Mes grands-parents habitaient sur la Côte d’Azur, près de la mer, dans une grande allée blanche de poussière. Leur maison était la troisième, je crois, et le chemin finissait en coude, avec une immense villa. C’est là qu’elle habitait. Je devais avoir sept ans, et je ne me rappelle ni de son nom, ni de son visage, simplement qu’elle avait les cheveux mi-longs, carré, roux, épais et frisés, avec sur le nez, les joues, des toutes petites tâches de rousseurs, et de grands yeux noirs. Elle riait, on riait, du bonheur d’être en vie, des babioles d’enfant… Elle était un peu plus âgée que moi, et ce dont je me rappelle, c’est d’avoir éprouvé plus qu’un sentiment amoureux, plus qu’une rencontre. Cet après-midi là, sous la lumière des ombres, elle était plus que belle. Elle était ma certitude.
« Elle incline encore mon corps, et si je l’oublie, parfois, son destin se fixe petit à petit dans l’espace ; dans le temps, elle se fige à jamais, inéluctable. » Mais tout cela, il ne le dit pas.

Deux sourires, deux souvenirs d’enfance qui s’entrechoquent, deux intimités qui se regardent, se défient, s’excluent.


Première soirée, avec le mariage comme évocation prudente de soi.
- Vous avez été marié ? demande-t-il, sans lourdeur, presque sans curiosité, comme pour se rattraper.
- Rien. Ou si peu. On s’est connu, on s’est plu, on s’est aimé, et séparé, aussi, quelques semaines après le divorce était prononcé.

« … On la devinait octogonale, autrefois. Mais, les ans, les bâtiments, avaient contraint la place près du pont de l’Académie, à Venise, à adopter une géométrie difficile, parfois plate, parfois fuyante. C’était comme si des carrés, des cercles, des triangles irréguliers avaient été superposés, un dessin d’enfant chassé au hasard par d’étranges architectes, avec en son centre, un puits aux barreaux rouillés, asséché, et tout autour, au-dessus, une lumière pas encore éblouissante, qui nous recouvrait, une lumière du matin, si douce… si douce que nous nous sommes disputés. Une sonate s’évaporait d’une fenêtre d’une maison. Je me suis arrêtée, simplement pour l’écouter gémir un peu plus, un peu mieux. Il fit une réflexion, plus ironique que déplaisante, je répliquais par le mépris. Bref, un mot envenimant un autre, j’ai jeté dans le Grand Canal mon alliance. Cela le cloua, moi également. On tituba, ensemble, une dernière fois. Un regard, le regard qui change… « Je vois que nous n’avons plus rien à nous dire. » Il partit le soir même ; nous ne nous sommes revus que quelque fois, pendant le divorce, devant le juge, entre deux avocats. Rien de plus. Je ne suis revenue que le surlendemain à Paris et il n’était déjà plus là. Alors, abandon d’un commun accord du domicile conjugal, j’ai décidé de partir à mon tour. Je ne sais pas s’il attendait un mot. Nous n’en avons jamais reparlé. Je n’ai rien dis, pas une excuse, pas un geste. Rien. Je crois que je me suis blessée autant que lui. Nous nous sommes séparés, chacun de l’autre côté de notre vie, irréversible, je n’avais plus envie de revenir. Lui aussi.
« Notre couple n’eut jamais d’identité, il fut inexistant - indigeste. Oui, c’est le mot : indigeste. Notre rupture, si abrupte, si définitive, fut notre unique originalité. Et puis plus rien que la solitude, et deux trois espérances. Je suis devenue une agnostique de l’amour. »

Ils marchent entre les canaux, les ruelles, les magasins, les places en enfilades, les couloirs de l’hôtel, le sable, la mort… Ils écrivent ensemble l’absence, le silence, qui les unit comme un fil tendu, ténu et lâche, qui les enchaîne, encore… La clé tourne, ils pénètrent dans la chambre : ils s’attachent aux bruits, à la forme des choses, à la matière.
La chambre sombre peu à peu dans le silence, les choses se taisent, le parquet ne crisse pas, leurs pieds ne semble plus toucher le sol de peur qu’un bruit, fut-il léger, ne rompe la séparation, et ne les force à se parler, des mots que tous deux redoutent, qu’un son, qu’une voix ne les retienne l’un à l’autre sans espoir de fuite, de liberté.
Elle regarde dehors, la nuit, les canaux l’aident, en de doux reflux inaudibles, à survivre, ils distraits son esprit de la conscience d’un amour qui meurt. Il fait sa valise, quelques affaires de week-end, délicatement, sans passion ni colère, insensible comme un péché. C’est fini, le soir les éclipse de noir. Lucide et pudique, ils n’osent allumer leur chagrin d’une larme, ou d’une lumière. Comme deux aveugles, comme deux sourds-muets, ils s’évitent, se quittent, ne s’aiment plus, même dans le dernier instant. Ce ne sont plus que deux absences qui se séparent.
Il part. Avec pour seul bruit, pour unique au revoir, la porte de la chambre d’hôtel qui se referme. Et elle, elle reste là, respirant avec quiétude, pâle, emplit d’elle-même, seule dans les canaux boueux de décembre en avril, seule, elle se retourne, s’assoit sur le lit, automate, les images de la télévision déferlent sur sa solitude qui recommence, encore, et qui dure, dure… L’amour n’est qu’une parenthèse entre nos solitudes, pensa-t-elle.

L’atmosphère se vida, d’un coup. Il parla. A peine un rictus de compréhension accompagna son commentaire. Il avorta l’intimité d’un mot, alors qu’elle n’attendait que le silence, peut-être un sourire.
Ils prirent froid en eux-mêmes, dans un courant d’air, leurs mains se frôlèrent, enfin, par inadvertance, entre deux verres, elles se sont cherchées, pour s’essayer du bout des doigts, dans leur inconscience, se sont trouvées, mais aucune émotion n’a transpiré de leur peau : le bois, le mur. Rien.


Il paie, ne regarde même pas l’addition, sortent.

Ils marchent quelques pas, quelques instants dans les ruelles étroites, pleines de vie de Saint-Michel, un cinéma, des jeux et des affiches... La vie semble danser autour d’eux, fuir devant eux comme les galaxies. Mais rien ne s’enivre. Rien ne se touche.
Il conduit, jazz à Fip. Il la raccompagne, chaste séduction jusqu’à la porte, sans penser à entrer, ni même à l’effleurer. Le temps et les sentiments sont au calme, à la pudeur. Il toussote. Sans autre contact physique que leurs yeux, ils échangent des sourires, un peu crispés. Sans un geste, un sourire, ils se perdent déjà. Leurs regards ne veulent pas se quitter, pas encore, quelques secondes en plus qui ne veulent pas se séparer, partir. C’est terrible, une nuit, çà termine l’intimité, une nuit, si peu acquise que déjà elle se perd. Un geste, un soupir, il l’embrassa


Ils s’embrassèrent donc, par convention, un ultime espoir auxquels on ne croit plus, un acte perdu, un peut-être qui s’achève, sans fin.
Ils avaient concédé à leur volonté d’essayer une émotion propice au premier baiser. La journée, les promenades, le restaurant, le vin liquoreux…
Ou plus exactement, l’alchimie de leurs corps les éloignèrent l’un de l’autre, comme lorsqu’on touche un objet, une table, une chaise, un rien. Ils ne pouvaient s’aimer, leurs corps se refusaient à eux. L’intimité venait de claquer des doigts, une langue, un mot.
- Je vous appelle, dit-il, tous deux embarrassés.
La porte se referma, dernière séparation.


La porte s’est refermée. Elle redoutait cet instant où elle n’a plus d’illusion, un au revoir, un espoir, un peut-être, un petit déjeuner, un lendemain. Mais elle s’est refermée, rien de plus. Elle n’allume pas la lumière, la découverte du vide. Elle s’avance dans la pénombre, se déchausse, ses pieds frôlent à peine le bois, rituel incandescent que personne n’enfreint plus, elle se déshabille lentement, et brutalement, ses vêtements tombent, lourds d’elle-même, elle se douche, encore, elle se rince d’elle-même, se démaquille comme lorsque l’on se quitte, se couche, la couette jusqu’au menton, le regard dans le blanc du plafond, ses paupières ne clignent plus, les ombres la guettent, la peinture frémit, bouge en vagues successives qui se recouvrent l’une l’autre, se disloquent, descendent, la pénètrent, la transpercent, l’endorment. Elle ne respire plus.
La lune n’émoustille jamais les rideaux opaques de sa chambre d’enfant. Apprivoisés, le noir, les ombres, les peluches et les monstres, la rassurent quand elle ne dort pas. Un rais de lumière gicle sous la porte, quelques pas, un murmure de baiser, et la clenche qui tinte, illumine son esprit, doucement brillante comme un éclair : il est dix heures et papa s’en va.

La porte de sa chambre s’entrouvre, elle ferme les yeux, se recroqueville… sa mère s’incline, souriante d’amour, elle remonte délicatement la couette : tout va bien, maman ne voit rien. Parfois, les parents s’accaparent le bonheur de leurs enfants. Ils cassent l’équilibre du bien-être, comme çà, par tendresse, il mêle la vie de leur enfant à la leur.
La maison s’éteint peu à peu, tout se tait. La petite fille se redresse, s’adosse, les cheveux un peu en broussaille. Deux sonneries de téléphone : un chagrin, une inquiétude, la lumière qui se fige, encore. Mais rien, la vie ne change pas ainsi, brutalement. Pas quand on a cinq ans.
Ingénue et lucide, elle regarde de ses grands yeux le ciel, par delà les toiles et les vitres, elle transperce la matière.
Demain… elle ne l’anticipe plus, demain… exister dans l’irréel, s’aimer, se voir et se regarder, projeter son ombre dans la lumière d’un espoir : demain. Aucun indice de son existence, aucune marque au sol, sur le sable, même instable et fuyant : elle ne possède rien que le présent qui se dépouille : elle n’existe plus, ne respire plus qu’incidemment, par reflex, sans volonté, sans aspérité, elle se confond au vide. Après, rien ne doit survivre au corps, ni cendres ni cadavre, tout doit disparaître, l’esprit disloque le corps, et réparti à l’envie, l’enfance. Elle n’est plus immortelle. Elle n’est plus une enfant. Elle peut mourir maintenant.
Du balcon au sol, il n’y a que quelques étages d’oiseaux, quelques petits pas, un rêve d’éternité, pour ne pas avoir à souffrir, à grandir et à souffrir. Déjà, concentrer dans une seconde chute le point d’orgue d’une vie, concentrer pour toujours le doux équilibre du bonheur.
Mais l’espoir eut raison d’elle. Plus loin que tout, elle se sépara de la vie des autres ; hors de la vie des autres, seule et soliloque, elle se retourne, douillette, se laisse glisser en chien de fusil. Elle s’endort.


Elle se réveille doucement, s’étire un peu, n’allume rien, ni électricité ni radio. Rien d’extérieur à elle ne doit briser le silence. Elle se lève, il est tôt. Elle enfile un long pull en laine fine, blanc cassé. Elle marche, les jambes à l’air libre, albâtres et longues, aujourd’hui, elle se prend à sourire, comme çà, pour rien, du parquet qui craque lentement sous ses pas, du bruissement de ses jambes qui se frôlent, de sa respiration… Elle jouie de la vie qu’elle anime ainsi, si peu. Elle avait oublié que son bruit existait aussi. Le soleil rasant brille à nouveaux dans le petit matin, dans ce printemps morose qui ne finissait plus de pleuvoir. Tout se rassemble. Elle se fait un café, la tasse qui tinte, la vapeur de l’expresso qui éructe de vie, la cuillère… Elle sourit encore : un petit oiseau becte la vitre, pour elle, il semble lui dire bonjour, toc, toc, toc… La main, d’un geste banal et sincère, enroule ses cheveux, humaine et femme… simplement, femme, elle se retourne, se retrouve…

Elle s’assoit, la tasse chaude entre ses mains, de ses doigts à ses lèvres, elles aspirent par petites gorgées le jus noir, un peu sucré. Ses yeux embrassent tout son appartement. « Tout cela manque de chaleur, de lumière chaude, de Provence, d’étoffes rouges, oranges. De simplicité, aussi. »

Il n’appellerait pas, et elle espérait qu’il en soit ainsi.

Son cœur bat : elle l’entend, les choses quotidiennes se sont tues, et tout emplit de la chaleur de son café, Marie vit.

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