Les Fleurs dans le Ciel
« Je ne suis personne, ni ne fus une épée
En guerre. Echo je suis, oubli je suis, néant. »
Jorge Luis Borges
Me voilà vieux pour la première fois. Je reconnais mon corps. Ce matin, devant la glace, le temps passa si vite que de mes ongles à peine effleurée, d'un revers de main, j'ai vieilli. Mon ventre, mon dos, le moindre de mes membres, de mes organes, de mes mouvements, existent dans la souffrance.
Je suis une métastase.
Demain, je mourais. Je le sais, car je le veux.
- Vos derniers examens ne sont pas bons…
- Combien de temps ? lui ai-je demandé.
- Un mois, peut-être deux. Ne prenez plus d'engagement, m'a-t-il répondu.
Il souriait.
Il était gentil, presque tendre. Nous oublions trop souvent les évidences.
J’ai pris le bus pour rentrer. Le taxi m’attendait. Je l’ai renvoyé.
- Ce n’est pas sérieux.
Je n’ai rien repondu, puisqu’il avait raison, j’ai simplement dis « Ah bon… ». Il n’a pas insisté.
Paris est étrange quand on le parcours ainsi : on s’arrête sur les gens, sur les lieux reconnus, sur un souvenir, on se détourne du Louvre, de la Concorde, on trourne sans cesse sur les places, on longe les Champs, les grands magasins, la vie des gens, des autres. Ils avaient l’air d’exister un peu plus aujourd’hui. Leurs visages ne se souciaient de rien de plus que d’eux-même. En bus, on ne passe pas, on croise seulement. Mais bon, c’est fini.
Ce soir, j'écris.
Comme un paradoxe, comme un testament, comme la partie d'un tout, j’écris pour un murmure, pour abhorrer les mots inutiles. Alors, une fois lue, qu'on brûle ce papier, mon unique volonté, qu'on brûle tout, jusqu'aux registres légaux me mentionnant, tout ce que contient l'Occidentale, ma maison dans la maison : la longue table, large et rectangulaire, la poussière, la bibliothèque anglaise au bois clair, débordante, multiple, et les livres, une chaise, les fauteuils anglais en cuir brut, un tabouret et mon piano, mes partitions... rien ne se justifiera plus après ma mort.
J'aimerai comme ultime discrétion, mon effacement total.
Longtemps, je n'ai pas écris, longtemps, que mes doigts se sont recroquevillés, longtemps que je n'ose plus. A vingt ans, ma vie me sembla trop longue, et, aujourd'hui, je n'ai pas plus vécu. Avant, je savais décrire mes visions, extatique, les yeux émerveillés, grands ouverts, presque hallucinés, tout rond, ma langue claquait sur mes dents, entre mes lèvres et mes dents, je chantonnais, je palpais les notes de ma bouche. Et les sons s'engouffraient dans l'air en cascade, rapides, tendus, ils respiraient ailleurs, en apnés, pour moi, vers une perfection d'âme. Le tempo, la langueur des mains... elles et moi inspirions le temps, créant le monde de la seule respiration de nos doigts. Suivait une lenteur, une réalité diminuée : mais je m'arrêta, dans un découragement paresseux.
Pourtant, j'ai, depuis ce matin, quelques notes en l'air, des fragments de paysage. Mes doigts reposent sur les touches avec pour unique volonté le poids de mon corps, pour quelques heures, mon âme et mon souffle redeviennent un seul geste. La lucidité, la pensée, l'émotion, le corps, la technique, l'oublie de la technique, le piano, les notes, les sons, la musique, l'oreille, l'autre, l'air, le temps, l'éternité... le cercle s'est à nouveau refermé.
Ce soir, je joue. Sans accords, rien que des notes seules l'une de l'autre. Mon index tape ma discordance, des ruptures de notes, comme les dernières gouttes de l'eau. J'aime ce dernier phrasé, sa collusion avec la mort et l'espérance. Ce n'est pas une mélodie, c'est l'abandon, une respiration de plus, un reste, un reliquat de dignité. Ici, les couleurs s’arrêtent à la lisière de la forêt. Le silence, le bruit, n’existent plus. Ici, tout se termine – tout se tait. L’air absorbe tout, le maintient de la vie, l’atmosphère blanc comme un mensonge, sale, piqué de sable brumeux, se termine. A la fois transparent et opaque, oppressant et ironique, il s’entrouvre sur la plaine, délicatement, une offrande. Les roches concassées en une si fine poussière, recouverte de givre pillé, ne semblent jamais finir, se séparer de l’espace, du ciel et du temps. Une immense route traverse, droite, digne, insensible, où l’on devine la courbure de la terre.
J'ai évité les rencontres. J'ai vécu en ermite des autres gens. Je n'ai pas d'ami, je n'ai pas d'enfant. Mon épouse a été tout au long de ces années mon unique dialogue. J'ai esquivé grâce à ma souffrance, les autres. Très tôt, tout jeune, j'ai eu honte de ma vie. Je ne suis digne de quiconque. Cette honte est la constante de mon existence.
J'ai cherché en la musique une justification, à retrouver l'universel et l'éternité, à refaire le chemin à l’envers. Mais chaque art impose en lui ses limites, il vise l'immatériel avec pour seul médium, la chair.
Le temps n'existe pas : le passé n'existe plus, et le futur, pas encore. Dans le présent fusionne ces deux irréalités. A mes perceptions trop myopes, cette présence m’échappa. La brique fondamentale de l'infini, la jonction de l'abstrait au concret, ce basculement de l’immatériel à la chair, cette chose, cette alchimie, je l'ai recherché comme ma chimère. Et je ne l'ai pas trouvé. J'ai échoué, trop tôt, j'ai su que j'échouerai. Trop jeune, j'ai eu honte de moi.
J’ai perdu, j’ai entr’aperçu le dessin de la musique, son aspect pictural, la sculture des ondes : abrupte, aplat, elle était un mélange de glaise et de bronze, matière, où les sons s’abandonnaient aux mensonges, puis à la vérité, puis aux mensonges, une fois encore, en cercle, à l’insouciance, les notes respiraient leur liberté, et se confondaient, pourtant, au sang, à l’ensemble, au texte, au corps, à la page, à la nécessité d’être, comme un je t’aime. Chaque inflexion, chaque croche, une respiration, un mot, une lectrice, plus loin, emportent cette même volonté. Sans doute que la vérité de l’art est l’alliage de la sincérité et de la nécessité. Cela, tout cela, change-t-il l’inconscient comme la lumière lisse la fleur ? La beauté, le mensonge d’exister un peu plus, peut-être, comme un chasseur de papillons. Composer : se penser dieu, et n’être rien.
J'ai acheté, hier, peu après, pour mon autoportrait, un appareil polaroïde. En pleine lumière, devant un miroir, j'ai appuyé sur le petit bouton. De longues heures, j'ai examiné ce résumé en noir et blanc, et pour la première fois de ma vie, je me suis reconnu. Non pas aimé, non pas détesté, le vieux monsieur présent devant moi, existait, là. J'ai le teint pâle, la barbe grise en broussaille, courtes, à même la peau, et des rides, plein de rides, des ridules, des rigoles, des entailles, mes cheveux ont disparus, et mes orbites se sont creusés au fil des années, mon visage s'est lentement amaigris. Je perçois mon évolution vers la mort. Je porte un col roulé gris anthracite, et derrière mon bureau, mes mains ouvertes reposent. J’ai creusé mon visage, j’ai fui l’angoisse des couleurs, je n’ai plus de regard.
J'ai encore rêvé d'elle, de notre fille. Elle joue à la grande personne. Ses poupées attablées, elle offre le thé. Pendant de longues minutes je la regarde, le battement de mes paupières risquent de la distraire. Elle relève la tête. Elle me sourit. Une douce plénitude m’envahit.
- Tu en veux ?
- Pourquoi pas.
Alors, je m’assois, les poupées et moi prenons le thé sous la douce férule de la maîtresse de mon rêve. Elle rit, et je l’aime.
Elle a cinq ans - cela fait soixante ans qu'elle a cinq ans. Manon n'est pas morte, non, elle ne respira jamais, hors de moi. J'ai encore rêvé d'elle, mon amour. J'ai tant lutté contre la maladie pour qu'elle vive un peu plus, mais il est temps pour nous d'apprendre à disparaître. Je n’ai plus la force de nous porter. Elle me manque, mon amour, tout au long de ma vie, elle me manqua. Ce ne fut pas un regret, non, seulement un bonheur qui a fuit.
La morphine ne me soulage plus depuis des mois, et je vis maintenant dans mes déjections. Seules, ses mains dans les miennes, sur mon ventre parfois, m'apaisent. Durant bien des nuits, elle m’agrippa à la vie. Elle dormit prés de moi, à même le sol des hôpitaux, afin de me rassurer, elle m’aima, et dans ses yeux, ses mains, ses mains si vieilles, si rêches, si absolues... ses mains... je me suis tant perdu dans leurs rides, j'ai tant pleuré en elles... Dans sa vieillesse, pour moi, pour ne jamais ajouter ses maladresses aux miennes, elle s’oublia.
Je les refuserai - ne m'en veut pas, mon amour, s'il te plaît.
Autrefois, le sol était ciré, mais aujourd’hui seuls quelques îlots de parquets subsistent entre le désordre de mes manuscrits, des crayons abandonnés et des évanescences d’encre. Au fond de la cour intérieure, en haut d’une délicate montée, le silence m’imposa l’immobile, les hivers, les automnes y bruissent encore, dehors, sans que rien ne bouge, sans que je respire, jamais. Il n’y a pas de plafond, de coupures entre le ciel et moi. Par de grandes vitres, je l’ai voulu ouverte à la lumière du quotidien. Grande, vaste, fluide, blanche, j’ai aimé cet endroit, égoïstement. Assis sur le sol, mes bras entourent mes jambes qui fléchissent, un peu, je dévisage l’air, le temps. Quelques nuages, quelques soleils, mes yeux inspectent sa peau blanchâtre, rugueuse, vide encore de lumière, ils s’arrêtent sur une aspérité, une ride, un passage, une crevasse, les brumes du changement.
Il ne se passe rien d’autre que l’attente, l’inspection de l’attente.
Peut-être verrai-je alors enfin les fleurs dans le ciel.
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